Les Tunnels de l’arnaque

Publié le par adjoudjaissa

Cet article a été écrit en 2006. Je livre ici une première partie de la longue histoire des tunnels de Djebahia.

Dans l’éventail des raisons qui ont mené à la décadence du monde musulman, l’historien Amine Maâlouf a rapporté aux cotés de l’histoire de la Secte des assassins, celle non moins significative de ce Commandeur des croyants victime des vertiges de la grandeur qui ont fini par le fatiguer des charges de sa fonction.
Ce haut personnage trouvait en effet qu’il seyait mal à sa position d’assumer des servitudes au profit du peuple à partir d’un giron divin. Il délégua tous ses pouvoirs à des subordonnés qu’il prit soin de désigner parmi ses serviteurs les plus dociles aux fins des allégeances absolues nécessaires à sa tranquillité et au besoin d’assouvir ses instincts dans la plus parfaite quiétude. Certains de ces subordonnés étaient choisis dans les rangs des esclaves affranchis le temps de mener la mission dévolue.
Les charges protocolaires dues aux souverains étaient également évacuées grâce à un subterfuge tout aussi simple mais non moins subtil. Le vénérable homme se fit confectionner un patronyme fait d’un chapelet interminable de noms, de particules et d’attributs et promulgua un édit obligeant ses interlocuteurs officiels à en user impérativement avant de lui adresser la parole. Le même édit dictait au chef des gardes présents de trancher sur le champ, sans recours ni procès, le cou de l’invité coupable de l’affront suprême de s’adresser au Souverain autrement que par l’énoncé exact et intégral de son nom officiel.
Le Souverain disposa alors de tout son temps qu’il consacra aux plaisirs qu’une multitude de larbins et de serviteurs prenait soin de lui renouveler chaque jour. Le harem bien fourni et les commodités du palais complétaient ce paradis artificiel.
Quant aux ambassadeurs de ses homologues, qui ne vivaient plus que dans la hantise et la peur de se voir trancher le cou, ils ne se manifestaient plus qu’à travers de somptueux cadeaux qu’ils prenaient soin d’acheminer par la voie des proches et des serviteurs non astreints à l’obligation qui les frappait eux-mêmes.
Cette histoire avec ses acteurs et ses tableaux possède de larges similitudes avec des faits et des gestes contemporains, à la différence qu’à défaut de valeurs civilisationnelles encore susceptibles de déclin, le résultat d’aujourd’hui s’appelle banqueroute, faillite et déchéance.
L’histoire qui va suivre se passe à Djebahia où les souillures du temps et les inepties des hommes s’amoncellent comme des tas putrides et impudiques sous le regard des jours et des années. Elles attendront peut-être longtemps avant qu’un marginal ne s’aperçoive de leur présence et daigne les enterrer sous les rires moqueurs de ses concitoyens.
La rumeur venait à peine de naître que grands et petits, paysans ou écoliers, se mirent à tracer par monts et vallées, l’autoroute de leurs rêves pour la meubler aussitôt de voitures filant à toute allure et de camions poussifs s’échinant à l’assaut des pentes.
Les plus initiés y avaient ajouté des ponts, des glissières et la longue clôture emprisonnée dans leur mémoire depuis qu’ils ont cheminé sur l’autoroute A6.
Mais les calculs des uns et des autres furent tous déjoués le jour où les ingénieurs sont arrivés avec leurs appareils et leur longue mire. Les jalons sont plantés au débouché de Bellahnache et marquent un tracé rectiligne entre Boutboul et le village. Dans le cercle des paysans désoeuvrés adossés au mur de la mosquée, quelqu’un s’excusa de ses craintes en rappelant les caprices des terrains de Bellahnache qui chaque année glissaient un peu plus vers Oued El Djemaâ et Oued Souflat. Il s’ensuivit alors un large débat sur les moyens et les techniques d’avant-garde que les sociétés étrangères qui allaient certainement venir ne manqueraient pas de mettre en œuvre pour effacer les appréhensions et les craintes du paysan. Celui-ci, visiblement non convaincu, précisa qu’à son humble avis, il valait mieux instruire les ingénieurs des réalités qui leur feraient adopter un autre choix.
Dans un autre cercle non loin de là, D. le retraité d’outre-mer qui n’arrête pas de se désoler de l’ignorance de ses compatriotes, dit avec un air de lassitude affectée que les ingénieurs avaient certainement étudié la terre avant de placer leurs jalons. C’était du moins ce qui se faisait à Lyon et sûrement dans toute l’Europe. Si Messaoud, un autre retraité d’outre-mer se rappela qu’il y’a quelques jours, alors qu’il prenait de l’air près de la source de Tessier, il avait aperçu trois hommes qui ont longuement arpenté les champs avant de s’en aller dans une grosse voiture. Ces trois hommes ne devaient être que les ingénieurs qui ont étudié la terre. Ils portaient tous les trois des lunettes et l’un d’eux était certainement un allemand.
Les camions et les engins sont arrivés quelques jours plus tard à la grande satisfaction des enfants et des vieux impatients de les suivre et de les voir à l’œuvre. Mais ils ont été dirigés en contrebas du village pour défricher et aplanir un vaste terrain où d’autres camions sont venus décharger des baraques toutes blanches. On comprit qu’il s’agissait là de la base qui allait abriter les bureaux de l’entreprise. Les désoeuvrés et les curieux des contrées avoisinantes y affluèrent en quête de travail et le secret espoir d’être embauchés au poste privilégié de gardien ou de chauffeur.
Les camions et les engins ne tardèrent pas à se mettre en branle et un grand nombre de désoeuvrés sont devenus gardiens. Les autres devront attendre quelques jours pour choisir parmi une panoplie de tâches, celle de leur fin lente et misérable ou brutale et délivrante.
Les retraités avaient quitté les murs et les bancs de la mosquée pour suivre sous les nuages de poussière, le carrousel des scrapers dévalant à vive allure les pentes vers El Madjen où ils déversaient dans un incessant va-et-vient, leurs cargaisons de terre ocre.
Les jours passaient et les esprits reprenaient le fil de leurs spéculations car l’autoroute pointait droit vers les falaises de Oued Djellada et les remparts de Ain Cheriki derrière lesquels les sentiers à chèvres traçaient des lézardes obliques sur les flancs abrupts et entrecoupés de béantes et profondes blessures ouvertes entre des oliviers poussiéreux et agonisants.
Au fil des jours, le spectacle des engins s’est amenuisé pour laisser place à une curiosité nouvelle. Des étrangers se hasardaient par le village et la rumeur parlait de la société turque venue creuser un tunnel à Ain Cheriki.
Le paysan qui connaissait bien les terrains de Bellahnache ne hasarda aucun avis sur le tunnel car ses compétences n’allaient pas au-delà des sols qu’il avait labourés. Heureusement que D., le retraité d’outre-mer s’obligea d’instruire ses concitoyens, ignares des secrets des profondeurs, de ses connaissances acquises à Lyon. Devant les paysans qui faisaient mine de comprendre, il fut question d’ingénieurs venus d’ailleurs et d’appareils aux mécanismes si complexes que D. ne put les décrire qu’en renvoyant les plus curieux au tunnel sous La Manche.
Dans la puérilité de leurs propos, les vénérables paysans ne savaient pas encore et ne sauront peut-être jamais que dans les annales de l’arnaque dans ce pays meurtri, les tunnels de Djebahia apparaîtront comme une plaie suppurante pour raconter l’ineptie des uns et les appétits des autres.

La science des autres
Les autres, ceux qui détiennent tellement de science pour nous prendre légitimement pour des indigènes, ne devaient pas courir le risque d’arpenter les terrains de Ain Cheriki. Grâce à leur savoir sans limites, ils sont parvenus à dessiner les tunnels de Ain Cheriki depuis des contrées au-delà des mers, très loin de nos barbus repentis ou non. Une société indigène leur a néanmoins récolté quelques informations prises hâtivement au nez et à la fausse vraie barbe de nos barbus.
Les curieux n’ont pu suivre les premiers travaux pour le percement du tunnel qu’à travers les témoignages de ceux qui ont eu la chance d’être embauchés avant les autres. Clôtures et miradors les dissuadaient de s’approcher et de voir de plus près l’œuvre de ces engins hirsutes et monstrueux faits d’une multitude de rampes, de mandibules et de bras.
Au fil des jours qui passaient, D. dont la prévenance à expliquer les sciences et les techniques commençait à s’éroder par les répétitions, préférait instruire les paysans de sujets en rapport avec des réalités plus futures. Le tunnel du Mont Blanc fut longuement sollicité pour illustrer les dangers mais aussi le génie européen capable de doter les tunnels de moyens sophistiqués pour sauver les usagers lors des accidents.
Pendant ce temps, dans les bureaux et les officines à l’air conditionné, dans d’interminables réunions agrémentées de café turc et d’amuses gueules de chez nous, les petits fils de seldjoukides et de berbères échangeaient des propos puérils sur le passé commun de leurs ancêtres. Par égard mutuel aux convenances, ils n’évoquaient ni janissaires ni kouroughlis. Dans la langue des uns et des autres, ils recueillaient avec béatitude et satisfaction des racines et des consonances communes qui les rapprocheront d’avantage pour le grand bien de l’œuvre, disaient-ils.
Devant la montagne de Ain Cheriki, les ingénieurs rassurés par la science des autres s’apprêtaient à donner le coup d’envoi qui les mènerait à travers les entrailles de la terre jusqu’à l’autre flanc, après trois années.
Au village de Djebahia, D. était sceptique et ne cachait pas ses craintes et ses doutes. Les turcs qu’il avait côtoyés à Lyon avaient bien une réputation de travailleurs infatigables mais leurs connaissances technologiques et leur savoir-faire se situaient bien en deçà des niveaux de l’Europe. Quant à la société indigène également chargée d’intervenir aux cotés des étrangers, il n’avait pas besoin de la présenter. Ses célébrités étaient connues de tous. Ces préambules autorisaient D. à repousser les échéances au triple des délais annoncés. Aux paysans qui écoutaient sagement, il expliquait encore et courageusement les intrigues et les péripéties que des intérêts fabuleux enfanteront sans aucun doute.
De Djebahia et des contrées avoisinantes, des porteurs de diplômes fraîchement obtenus se sont vus offrir les emplois rêvés. Mais lorsqu’il fut connu que le craintif H. opérait en qualité de contrôleur, D. prophétisa que le tunnel allait certainement s’effondrer ou remonter à la surface plus tôt que prévu.
En homme d’expérience, D. se mettait en faux contre les médisances et les spéculations infondées colportées par les mauvaises langues. A ceux qui rapportaient que l’on pouvait acquérir à bon prix du gravier et du ciment auprès des entreprises du tunnel, il répondait invariablement qu’il s’agissait là de commérages de désoeuvrés et des lubies nées simplement de leurs frustrations longtemps accumulées. Il se désolait à mourir de l’indigence de ces esprits faibles dont l’aveuglement se limitait au gravier et ne pouvait percevoir les vraies affaires dignes de cercles supérieurs. Lorsque sa théorie est mise à mal par un témoignage formel, il rappelait son aversion à citer des évidences sensées meubler chaque esprit doué d’un minimum de raison. Dans les sociétés attardées enseignait-il, les petits larcins et les affaires des petits ne traduisent que l’immensité du champ de manœuvre des grands.
C’est à l’issue de la prière du vendredi, sur l’esplanade de la mosquée, que H. dut répondre aux sollicitations pressantes de quelques concitoyens soucieux de s’instruire des secrets et des techniques qui leur permettront de tenir tête à D.
Pris au dépourvu et peu habitué à tenir les premiers rôles, H. bafouilla qu’il n’assumait qu’un rôle de vérificateur sous la responsabilité et les ordres des ingénieurs attitrés venus d’ailleurs. Il raconta aussi que les ingénieurs venus d’ailleurs qui le commandaient tâtonnaient et ne semblaient pas détenir plus de science que lui-même ou ses concitoyens également recrutés avec lui.
A suivre...

Publié dans témoignage

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