Le mensonge

Publié le par Aïssa Adjoudj

A quelques détails près, cette histoire est vraie. J’ai modifié les noms de lieux et ceux des acteurs pour signifier surtout que ceux-ci doivent rester en arrière plan par rapport à la morale de l'histoire.

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                                                                                                Alger 1963

        En cette journée des grandes vacances de l'été, nous sommes arrivés à l'aube au village. Avec mes cousins et les enfants des khammès, nous nous sommes mis en route à la suite des hommes partis en camion avant le réveil de mon oncle aîné pour lequel le travail aux champs et les soins aux bêtes sont la raison d'être de tous les locataires de la ferme. Intransigeant, mon oncle qualifie d'enfantillage toute action qui n'irait pas dans le sens du travail. Pour lui, les jeux les plus sains ne sauraient être que la garde des troupeaux ou les taches paysannes qui endurcissent et font bien gouter le sommeil.

        Le village venait à peine de se réveiller mais bientôt, de petits attroupements commençaient à se former. Sur la place centrale, quelques hommes formaient cercle autour de Si Miloud que nous connaissions bien pour l'avoir souvent entrevu lorsqu'avant le cessez-le-feu, il vivait dans un abri construit à l'intérieur d'un hangar à la ferme où nous habitions.

        Cet intérêt des hommes et la présence de Si Miloud, le fusil à l'épaule, confirmaient la rumeur, car depuis quelques jours, nous parvenait l'annonce de la grande fête à l'issue de laquelle le village prendrait le nom de M…, en hommage au valeureux Si M…, mort sous les balles de son concitoyen, engagé quant à lui, dans le camp adverse mais également convaincu de son bon droit à l'égard de son pays. Car en ces temps-là, l'adhésion à l'un ou l'autre camp était rarement le résultat d'un choix délibéré ou l'obligation d'une conscience.

        Dans sa nouveauté, M… me paraissait un nom trop lourd et sans signification mais je dus vite me ranger à l'idée d'un camarade qui m'avertit sous le sceau de la plus grande confidence que les contrevenants à l'ordre convenu seraient châtiés de la manière la plus exemplaire. A mon corps défendant, je m'exerçai à prononcer et écrire ce nouveau nom.

        Pendant que Boualem, un enfant du village, s'évertuait à décrire les fastes des festivités imminentes, qu'il aurait appris de la bouche même de Si Miloud, la gaieté s'installait au fur et à mesure que se levait le jour et arrivaient les processions d'hommes et d'enfants parvenus des hameaux des alentours.

        Une clameur joyeuse s'éleva soudain. Suivant le mouvement de la foule, je vis déboucher en contrebas du village un petit convoi de voitures arrivant à vive allure. La foule à l'unisson clamait: "Ce sont eux, ils arrivent!…Ce sont eux!".

        La voiture de tête s'arrêta à quelques mètres de l'endroit où j'avais pris place debout sur le trottoir mais je dus chercher un autre poste d'observation pour éviter d'être piétiné et emporté par la bousculade. A la suite de mon cousin H. je fis violence aux convenances et grimpai au sommet d'un mûrier d’où je pus suivre tous les détails de la scène.

        Je reconnus un seul homme parmi les arrivants. C'était un homme bien habillé que j'avais pris pour un européen lorsqu'à Palestro, quelques jours auparavant, mon oncle nous emmena à un défilé. Cet homme devait être un personnage important. Il avait ce jour-là, tenu un long discours et reçu beaucoup d'applaudissements.

        Restées en voitures, deux femmes et une gamine regardaient à travers les vitres. Par respect, les hommes s'étaient éloignés et formaient un large cercle autour de Si Miloud. Un jeune homme, voisin de perchoir, désignait ces femmes comme la mère et les sœurs de Si M…. A leur habits, elles seraient venues d'Alger.

        De ma place, je n'entendais pas les propos échangés mais je faillis lâcher prise et me laisser choir lorsque Si Miloud orienta le canon de son fusil au-dessus de nos têtes. Deux coups partirent aussitôt dans un nuage de fumée et une pluie de feuilles de mûrier. Non, ce n'était qu'une façon patriotique de demander le silence car Si Miloud était un personnage peu loquace. Le silence fut et, suivant la foule, je courus grimper dans notre camion qui s'engagea aussitôt au milieu du convoi.

        J'ignorais tout du rituel auquel je participais. Les camions pleins d'une foule hilare et bigarrée suivaient les voitures qui prirent rapidement de l'avance. Je rêvais d'une randonnée au milieu d'une foule allègre lorsque le convoi pris la piste du cimetière et les visages devinrent graves.

        J'avais en ces temps-là, la hantise des morts et des cimetières. Avec quelques enfants je restai sur le camion arrêté à l'orée des premières tombes.

        Les hommes s'étaient arrêtés à une dizaine de mètres. Ils formaient trois groupes silencieux et graves.

        Les femmes d'Alger qu'on fit accompagner par quelques veuves de chahid demeuraient dans leurs voitures arrêtées près d'un bosquet d'oliviers sauvages à l'entrée du cimetière.

        L'homme de Palestro parlait, s'adressant tour à tour aux deux groupes qui lui faisaient face et dont l'un, celui à sa droite, était formé de vieillards en habit de culte. Son discours fut très court et fait de termes dont je ne parvenais pas à saisir le sens. Mais l'assiduité de tous dénotait d'une haute teneur. Je compris seulement que l'étoile et le croissant de l'emblème national étaient peints du sang de Si M... et j'en frissonnai.

        Un homme du village, prit ensuite la parole. Son langage était empreint d'une grande émotion mais parfaitement compréhensible car usant de mots tout à fait courants. Il racontait la mort de M..., qu'il aurait lui-même enterré. J'étais grandement contrarié par le rôle donné à cet homme dont l'allure austère m'avait toujours inspiré une certaine crainte à devoir un jour lui faire face. Car Slimane, depuis lors Si Slimane, avait une réputation d'homme cruel qui avait trainé plusieurs enfants et même la vieille Tassaâdit aux pieds de M. Tournier à la suite de quelque petit larcin ou d'une simple halte devant les vignobles de ce dernier. Cet homme était garçon d'écurie à la ferme de Monsieur Tournier et également homme à tout faire.

        Au retour des moudjahidin, Si Slimane devint le compagnon de si Miloud. Apparaissant à ses cotés à toutes les manifestations, il affichait les preuves d'un patriotisme jusque-là insoupçonné.

        C'est l'homme de Palestro qui, d'un signe de la main arrêta la longue tirade de Si Slimane engagé dans la confection laborieuse d'un rôle de héros, spontanément volontaire, bravant la peur et les interdits afin de donner à M..., la sépulture qui sied à ceux que Dieu a choisi pour lui tenir compagnie.

        Si Slimane se retourna alors, fit deux pas en direction de l'olivier sauvage près duquel se tenaient les imams et d'une voix solennelle s'écria en promenant son regard sur l'assistance silencieuse: " C'est là! C'est ici même, au pied de cet arbre que le sort m'a désigné à l'honneur de rendre à Dieu la sainte dépouille de Si M.... Mais je savais par une prémonition divine que ce jour qui nous voit rassemblés en l'honneur de Si M... n'allait pas tarder à venir pour encore une fois me voir sollicité pour le devoir de loger le corps de Si M... dans la demeure qui sied à ceux dont l'âme nous regarde du haut du paradis. Cet arbre que vous voyez m'a servi de repère afin qu'en ce jour tant attendu, notre tâche soit aisée."

        Si Slimane se tut et à un autre signe de l'homme de Palestro, les imams entonnèrent une psalmodie du Coran alors que deux adolescents arrivaient avec une pelle et une petite caisse en bois blanc ramenées du coffre d'une voiture.

        L'homme de Palestro s'empara de la pelle et en usa à trois reprises, déplaçant la terre au-dessus d'un petit monticule fraichement désherbé. Il passa ensuite l'outil à Si Miloud sous un tonnerre d'applaudissements qui me parurent intempestifs sur fond de Coran.

        La pelle fit le tour de plusieurs mains mais les applaudissements avaient cessé au tour de Si Slimane qui bientôt se releva pour annoncer, d'une voix si faible qu'elle ne parvint qu'aux plus proches, quelque découverte si importante que le cercle se resserra soudain avant de s'agrandir pour livrer passage aux compagnons de Si Miloud. Une voix, reprise à l'unisson, demanda un drap.

        Le cercle des hommes trop serré nous empêchait de voir ce qui se passait en son intérieur. Alors, brûlant d'une grande curiosité et oubliant la peur des premiers moments, je descendis du camion et me faufilait entre deux vieillards.

        De la tombe ouverte sortait la tête de Si Slimane. A sa gauche, le drap immaculé était étalé à même le sol. Sur le moment, je ne découvris rien de particulier sinon cette présence de l'homme dans une tombe mais bientôt celui-ci redressa le torse et je vis ses deux mains ramener avec une infinie précaution un os allongé qu'elles déposèrent sur le drap près d'un petit crane que me cachait auparavant le pied du vieillard à ma droite.

        Je ne pouvais plus détacher mon regard de ce petit tas d'ossements que pour suivre les mains de Si Slimane lorsque celui-ci faisait le mouvement de les sortir chargées d'un os qu'elles nettoyaient de sa gangue terreuse avant de le déposer sur le drap.

        Lorsque la terre eut livré tous les restes reçus en dépôt des mains de Si Slimane, celui-ci sortit de la tombe qui fut remblayée sur le champ. A l'homme qui lui tendit la main pour l'aider à sortir, Si Slimane avait chuchoté: "Maintenant, je peux dormir tranquille, j'ai honoré la plus lourde de mes dettes."

        Le drap contenant les restes de Si M... fut placé dans la petite caisse de bois blanc. L'emblème vert, rouge et blanc recouvrit enfin la petite boite qui fut déposée sur la banquette arrière de la voiture de l'homme de Palestro sous une pluie de cantiques de circonstance et de youyou aux intonations émouvantes.

        Le convoi reprit la route du village à l'heure où les cigales déchiraient le silence de leur plus forte stridence. Les camions plus chargés par le surplus d'hommes et d'enfants arrivés à pied grimpaient lentement à cause des grappes humaines qui surpassaient de leurs ridelles.

        J'avais pris place cette fois dans la cabine à coté de mon oncle qui ce jour-là ne m'offrit pas de l'aider à passer les vitesses. Il avait en ce moment, un air trop sérieux qu'on ne lui connaissait pas. Il écoutait en silence l'homme assis à ma droite qui semblait exprimer une grande contrariété. Je n'ai compris que bien plus tard les raisons d'une phrase qu'il a souvent répété sur les mauvaises fondations et l'avenir érigé au-dessus des  mensonges.

        Au village, un air de fête recouvrait la place. Sur la façade principale de la mairie, un jeune homme perché au haut d'une longue échelle finissait de fracasser les dernières lettres du mot Fraternité. La Liberté et l'Egalité n'étaient plus que des traces sur un mur qu'un coup de pinceau effacerait pour toujours.

        A l'arrivée du convoi, le jeune homme dévala de son échelle et accourut à la suite des hommes et des enfants qui donnaient la mesure à ses coup de marteau sur les lettres. La Fraternité s'en tirait avec une moitié de corps mais elle saura attendre son heure.

        Les restes de Si M... devaient être ré inhumés devant la mairie dans une allée secondaire derrière une petite tour magnifiant les efforts d'émancipation consentis par la France chrétienne au profit des peuples à fesses et à muscles.

        La cérémonie de mise en terre de la petite caisse de bois blanc ne dura pas longtemps. Après la prière du mort exécutée par quelques vieillards sous l'office d'un homme à barbe blanche, la petite boite fut déposée dans un trou creusé au milieu du gazon. Des panneaux de béton joints au mortier de ciment matérialisèrent la tombe de Si M... Sur la plaque de tête orientée vers la rue, une inscription renseignait sur l'identité de l'occupant qui s'appelait B... mais auquel on préférait garder le nom de guerre.

        Lorsque les hommes eurent terminé de sceller les panneaux autour de la tombe, l'imam à barbe blanche se détacha du groupe de ses pairs qui ânonnaient les versets du Coran et demanda la concentration de tous pour la lecture de la Fatiha et la demande de miséricorde. Les hommes se mirent tous debout et joignant les mains à hauteur de poitrine, imitèrent les gestes de l'imam, certains en marmonnant à sa suite les paroles adressées à Dieu.

        Après les salutations d'usage aux saints adressées par l'imam qui se retira aussitôt, l'homme de Palestro pria l'assistance de libérer le passage afin de permettre à la mère de Si M... de venir jusqu'à la tombe de son fils. Une clameur s'éleva dans la foule qui fit juste semblant d'obtempérer mais resta à sa place.

        La dame d'Alger, suivie d'une jeune fille et d'une fillette s'engagea enfin à la faveur d'un passage aussitôt reconquis par la foule et marcha vers la tombe. La jeune fille portait un grand pot de fleurs. 

        La dame s'accroupit devant la tombe et de ses mains nues creusa un large trou dans la terre fraichement déposée derrière la plaque de tête. Elle se releva ensuite et joignit ses mains à celles de la jeune fille et de la fillette autour du pot de fleurs qu'elles déposèrent lentement dans le trou.

        Les applaudissements ne devaient s'arrêter que sur ordre de l'homme de Palestro qui s'était approché des trois femmes et qui pria la petite fille de verser le contenu d'une outre d'eau au pied des fleurs mises en terre. 

        Pendant que la fillette s'exécutait, l'homme de Palestro remercia l'assistance pour l'hommage qu'elle rendit à Si M... et souhaita à tous une agréable après-midi avec les festivités qui allaient sur le champ débuter. Mais avant cela, les enfants étaient conviés à se mettre à part car la mère de Si M... leur avait réservé quelque surprise.

        Cette annonce fit reculer la plupart des enfants car nombreux étaient ceux qui s'étaient demandé à qui étaient destinés ces paniers de friandises entrevus dans la voiture des femmes d'Alger. 

        Lorsque la dame atteignit la voiture qui l'avait amenée, elle eut du mal à atteindre la portière. Quand elle sortit le premier panier, la bousculade fut telle qu'une grande partie de son contenu se déversa mais heureusement n'atteignit pas le sol, saisie au vol par mille mains expertes.

        Les hommes et bientôt les enfants se rassemblèrent sur la place à l'appel de la zorna et des tambours. La fête devait se prolonger tard dans la nuit mais nous la quittâmes aux derniers rayons de clarté. Voir les morts et affronter les ténèbres n'était pas de notre âge.

        Dans les jours qui suivirent, on parla beaucoup de la fête. Les enfants surtout se surpassaient sur la quantité de bonbons arrachés mais les hommes se chuchotaient des confidences à ne pas dévoiler à toutes les oreilles. 

        C'est Saïd qu'un retard d'éveil des facultés mentales  avait maintenu aux fonctions de berger malgré son âge de jeune homme, qui nous rapporta les propos d'un khammès témoin de la cérémonie de l'exhumation des restes de Si M... Au cimetière, on se serait trompé de tombe car les ossements retirés étaient trop petits pour être ceux d'un homme adulte! 

        Au soir du jour de la mort de Si M..., après avoir promené la dépouille à travers toutes les rues du village comme un trophée de guerre, les harkis la confièrent aux garçons d'écurie de M. Tournier en guise de punition de leur arrogance et du statut d'intouchables obtenu par une trop grande allégeance à leur maitre qui souvent les protégeait de leurs mains.              

        C'est donc à la hâte et l'esprit tiraillé par la peur que les garçons d'écurie avaient enterré de nuit Si M... Ils n'auraient eu que le souci de se débarrasser de leur mission forcée et de rejoindre le village au plus tôt.

        A l'indépendance, Si Slimane était seul à détenir le secret car son compagnon d'infortune était mort quelques mois plus tôt, victime d'une ruade de cheval. 

        Un camarade de classe prétendit quelques années plus tard que ce sont les restes de sa propre sœur qu'on honorait par un dépôt de gerbes de fleurs aux fêtes nationales. Il assura qu'il tenait la vérité de ses parents qui n'osaient pas divulguer leur secret. 

        Je trouve parfois salutaire que Si M... repose encore au cimetière parmi des êtres simples, loin des fioritures et des médaillons de circonstance requinqués pour des causes inavouées. Lui qui est mort en défendant des idéaux aurait aimé voir cette même trilogie de liberté, d'égalité et de fraternité non pas effacée des murs et des frontons mais plantée à jamais dans la terre arrosée de son sang.

        Que le nom de M... aura été beau, si cinquante ans après la libération, cet homme de trente ans n'avait juré que tel panneau routier écrit en arabe et en français, signalait El Biladj! 

        Et quel plaisir nous aurions eu aujourd'hui à accueillir la dame d'Alger et l'accompagner par des rues plus belles à l'ombre des arbres sans hâter le pas à hauteur de ces écoliers que nous allons croiser et dont les paroles écorcheront nos oreilles.

        Combien encore nous aurions satisfait aux vœux de Si M... si Slimane n'était devenu Si Slimane et réservé son savoir-faire aux soins des chevaux.

        Enfin, quelle aurait été notre fierté si M. Tournier qui prétendait être heureux de voir réussir ses métayers grâce au travail de ses terres, pouvait encore reconnaître cette même réussite par le travail de ces mêmes  terres  affranchies de sa tutelle.     Aissa Adjoudj

Publié dans témoignage

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